C'est le pied !

 

Madame Claudique marche sur le sable, d'une façon élégante, la tête haute, elle ne regarde pas ses pieds. Elle essaie d'oublier. En lançant sa jambe en avant, le pied gauche retombe lourdement, et le pied droit traine difficilement derrière. Les doigts de pied sont malhabiles, gravant 5 traces sur le sol humide, qui laissent une impression forte sur le sable.
 
De loin, sa démarche intrigue. Elle fait quelques pas. S'arrête, puis repart. Ici le sable est sec et meuble, à certains endroits, elle enfonce, à d'autres non. Elle se dirige alors vers le sable humide, sur ce sol ferme, elle reprend un rythme régulier, laissant derrière elle ses empreintes.
 
Le pied droit, toujours un peu gauche, tente difficilement de rattraper le pied gauche très adroit. Il a appris. Il croit pouvoir y arriver, car le sable mouillé est son revêtement de prédilection.
Et pourtant... d'autrefois, il garde une trace indélébile, un excès de confiance, lui fit commettre l'irréparable : déchirure des nerfs plantaires, sur un tesson de bouteille. Il était un jeune pied, un peu fougueux, libre, rapide. Mais depuis Madame Claudique, claudique et n'avance à rien.
 
Tout à coup, son pied ralentit, plus prudent compte tenu de son âge. Il s'arrête même, regarde autour de lui et aperçoit sur le côté, un autre petit pied, très jeune, tout rond, un bébé pied, accompagné du pied de sa maman. Surpris de son audace, il s'entend dire : «Prenez soin de ne jamais vous infliger de blessures par excès de confiance en vous.»
 
Le soleil commence à descendre, laissant sur tout  l'horizon une trace rouge vif. Les vaguelettes frôlent les pieds de Madame Claudique. L'eau arrive doucement, effleurant ses chevilles, qui disparaissent sous les écumes blanches d'une marée montante. Je la regarde de loin, la photo sera belle. Juste une ombre qui passe au moment ou le soleil va se fondre dans la mer. Il fait presque nuit. A cet instant Madame Claudique ne boite plus. Elle est belle. 
La page qui tourne

 

Le coton de la chaussette frotte sur sa plante de pieds. Cela fait des heures qu’il marche, et il finit par avoir mal. Son talon vient cogner contre la tige raide de sa chaussure de marche. Il ne parvient plus à dérouler son pied, et ses orteils s’abattent d’un seul tenant contre la semelle. Chaque caillou sur le chemin est un supplice : il vient s’enfoncer dans la voute plantaire, et fait se tordre ses chevilles.
Cela fait très longtemps qu’il marche sur le chemin, il est en forêt, il semble perdu, il cherche une issue et il a l’impression de tourner en rond. Les chaussures de marche sont neuves, et des ampoules commencent à lui faire très mal. Sa marche est de plus en plus lente et mal assurée.
Il s’assoit, s’adosse au tronc d’un arbre, dénoue ses lacets, et laisse ses pieds se libérer des souliers qui le blessent depuis trop longtemps ; soupir de soulagement, les chaussettes sont expédiées à gauche et à droite, les pieds libérés se posent avec délice sur l’herbe moussue. Il n’a plus du tout envie de repartir, ses compagnons l’ont distancé depuis longtemps, il ne s’en soucie pas, il est soulagé, au diable la randonnée ! maintenant il s’accorde une sieste…
Le rêve s’abat sur lui brutalement comme une enclume sur ses pieds. Il est question de pieds justement, d’ampoules pour être plus précis. Une multitude de cloques gorgées de liquide translucide parsèment sa voute plantaire, faisant comme une semelle de papier à bulles qui claquent à chaque pas. Ses compagnons de randonnée de retour auprès de lui lui demandent avec un mélange de dégout et de pitié d’arrêter de marcher, mais il leur répond qu’il faut continuer.
Continuer… Réveil en sursaut au beau milieu du cauchemar. Un petit chine est en train de lui lécher les pieds. Il déteste les chiens, il en a une peur folle. Il se lève précipitamment, oublie ses chaussures, se met à courir, trébuche, redescend le sentier au milieu de la forêt. Ses amis sont déjà en bas, à côté de la voiture. Ils le voient apparaître, hirsute, mais entier. Hilares, ils le découvrent pieds nus…
La page qui tourne